Penser la ville durable sous l'angle de ses modalités d'usage


Pendant quasiment deux siècles, la ville a été le lieu privilégié de la production de nos ressources. Des villes se sont construites et ont prospéré autour de l'exploitation de gisements de charbon, de pétrole, de gaz. Les mêmes ou d'autres se sont développées autour de la fabrication industrielle de nos biens de consommation courante. Toutes ont su mettre en scène la production de ces ressources et en assurer la circulation marchande. Elles ont également été l'espace privilégié de leur consommation et sont aujourd'hui regardées comme des lieux qui posent le problème de leur épuisement.

Si les villes contemporaines concentrent des activités et encouragent des comportements dépensiers en énergie et en matières premières, elles sont aussi, par elles-mêmes, consommatrices d'espace, autre ressource qui se raréfie à mesure qu'elles s'étendent. Pour avancer quelques chiffres sur le sujet, en France le secteur du bâtiment représente à lui seul 43% de l’énergie totale consommée à l'échelle du pays et 25% de ses rejets de gaz à effet de serre. Quant à l'étalement urbain, cette avancée fragmentée des espaces bâtis sur les espaces non bâtis (agricoles et naturels), pour prendre un exemple parmi d'autres, rappelons que la région Rhône-Alpes a vu sa population totale augmenter de 30% ces 30 dernières années alors que son emprise urbaine a quant à elle augmenté de 100% dans le même temps.

Face aux dépenses imputables à la ville actuelle, la sobriété de la ville de demain s'impose comme un enjeu suffisamment vital pour ne plus faire l'objet d'une question ouverte. On peut s'en réjouir tout en restant attentif à garder ouverte une autre question, celle de savoir sous quel angle aborder cette sobriété et quels moyens se donner pour l'atteindre. Cette question se referme trop vite et trop souvent sur une réponse qui a valeur d'évidence : rendre la ville plus sobre c'est réduire massivement l'ampleur de ses dépenses énergétiques, de sa consommation en ressources naturelles et de ses rejets polluants en faisant appel, pour y parvenir, à des mesures techniques et industrielles aussi lourdes et englobantes que le problème qu'elles doivent endiguer. En un sens, on pourrait dire que cette réponse correspond au point de vue de celui qui regarde le verre à moitié vide. Dans ce cas, la ville n'est plus envisagée que comme une entité qui gaspille des ressources qu'elle tire d'autres milieux que le sien, entité qui devra son salut aux seules restrictions qu'elle saura s'imposer. 

Pourquoi ne pas regarder à présent le verre à moitié plein en osant une autre hypothèse ? Cette ville dépensière qui affiche aujourd'hui sa faillite, peut-être s'agit-il de l'envisager comme notre première et notre plus vive ressource, ressource infiniment renouvelable si tant est qu'on apprenne à l'utiliser autrement, par le jeu de détournements subtils appliqués à la variété des sites et des situations que cette ville concentre. Oser ce point de vue, c'est défendre l'idée que la sobriété qu'on prête à la ville de demain peut se négocier ici et maintenant, en tablant sur un usage plus inventif de la ville actuelle. Dans ce cas, la ville à utiliser autrement ne se limite pas à la réalité physique d'espaces constitués. Elle englobe la vivacité d'un métabolisme urbain envisagé sous l'angle de ses rythmes, des énergies, des objets, des corps qu'il met en mouvement, des nécroses qu'il subit, des événements qu'il précipite. Comme le remarque plus fondamentalement Isaac Joseph « les villes sont à l'évidence des espaces de circulation des comportements [1] » et ce sont ces comportements, nos comportements, qui peuvent aujourd'hui façonner la soutenabilité des villes qui les font circuler. Le tout est d'offrir à nos faits et gestes l'occasion de frayer dans l'épaisseur de cette réalité urbaine de nouvelles trajectoires.


De nombreux acteurs ne nous ont pas attendu pour oser ce point de vue et créer des trajectoires  inédites dans l'épaisseur problématique de certains contextes urbains, infléchissant leur mode d'emploi pour révéler et exploiter toutes les ressources que ces environnements peuvent potentiellement libérer. Un exemple en particulier témoigne de la justesse et l'efficacité de ces initiatives portées ici et là par des chercheurs inspirés. Il concerne le projet initié depuis 2007 par la société sud-africaine Roundabout et que tente de diffuser plus largement l'ONG Playpumps international. Ce projet consiste à installer dans les écoles d'Afrique du Sud des pompes à eaux uniquement actionnées par un manège d'enfant. L'intérêt de ces pompes est de ne dépenser aucune énergie fossile. La seule énergie motrice générée par les enfants en train de jouer permet d'atteindre, pour deux heures de tourniquet, un rendement de 2500 l. d'eau puisée. Il faut souligner que dans un pays où encore 3200 établissements scolaires sont dépourvus de robinets, l'accès à l'eau potable a un double impact. Elle fait progresser l'hygiène des élèves et la fréquentation scolaire des petites filles, celles-ci étant dispensées de la corvée d'eau qui leur revenait jusque là et qui les mobilisaient plusieurs fois par jours. Elles peuvent désormais remplir leurs bidons de 25 l à l'école et les ramener à la maison après leur journée de classe. Notons que la maintenance de ces pompes ludiques est en grande partie financée par la location de deux panneaux publicitaires encadrant le réservoir qui surplombe chaque puits. Deux autres panneaux sont réservés à des messages sur l'hygiène et la prévention contre le sida. En 2007, 700 pompes ont été installées en Afrique du Sud et une centaine dans des pays voisins, l'objectif visé par Playpumps International étant d'installer, à moyen terme, 4000 pompes capables de desservir 10 millions d'habitants dans 10 pays africains. (cf. « En Afrique du Sud, les tours de manège rapportent de l'eau », Libération du Jeudi 12 Juillet 2007).

Pour les concepteurs de cette pompe à eau, il a été question de détourner l'usage habituel d'une cour de récréation. Ici, c'est aussi bien l'espace lui-même que ce à quoi il sert (libérer l'énergie enfantine) qui a été exploité à des fins utilitaires : puiser de l'eau sans dépenser d'énergies fossiles et financer au passage la maintenance de l'installation. Le manège, pierre angulaire de ce dispositif économe, reste quant à lui un espace ludique dont la fonction a été préservée. C'est parce qu'il continue d'amuser les enfants qu'il attire que ce manège peut transformer une cour d'école en centrale d'énergie assurant l'autosuffisance de la communauté qui gravite autour de lui et l'émancipation des petites filles qui le fréquentent enfin.

            Cette initiative peut à elle seule illustrer le champ d'action dont nous cherchons à définir les contours en parlant de ville-ressource. Cette notion ne s'applique pas à une réalité urbaine localisable, elle pointe davantage ce que l'on peut faire de toutes celles que nous sommes amenés à traverser. Parler de ville-ressource, c'est à ce titre évoquer un champ d'expériences possibles et une somme de trouvailles et de réalisations déjà observables. Disséminées sur le plan géographique, ces  initiatives peuvent être le fait momentané de quelques usagers inventifs ou relever du projet au long court porté par une pluralité d'acteurs, comme en témoigne le projet Roundabout. Quelque soit la dimension et la longévité de l'expérience tentée, elle est intéressante à explorer dès lors qu'elle propose d'utiliser autrement, mais avant ça de lire autrement le relief de nos environnement urbains. Qu'il s'agisse de suivre des street-golfeurs dans leur manière de convertir à des fins récréatives l'espace public, des habitants réunis autour de la création d'un jardin partagé dans une dent creuse de leur quartier, des élus déterminés à ouvrir en nocturne des équipements municipaux pour résoudre des problèmes d'ordre publics dans une ville étudiante, nous avons affaire dans chacun de ces cas à des individus qui considèrent leur environnement urbain à hauteur de ses disponibilités, ne regardant qu'à ce qui peut, en lui, servir de nouvelles opportunités d'usage susceptibles de répondre de manière économe et durable à une diversité de besoins. Ces disponibilités peuvent être spatiales (friches, terrains vagues, reliquats urbains). Elles peuvent aussi être temporelles et renvoyer aux heures, aux jours, aux mois de vacances d'un espace occupé. Elles peuvent au même titre concerner nos propres plages de temps libre, autre vacance qui gagne du terrain dans nos vie et qui peut à tout moment être convertie en énergies, en réflexions, en mobilisations individuelles et collectives.
            Spatiale, temporelle, matérielle, culturelle, la disponibilité prend des formes variées dans des villes qui ont fait de la dépense sous toute ses formes le moteur de leur développement récent. C'est à l'ampleur historique de cette dépense que nous devons aujourd'hui la variété des disponibilités qu'elle nous lègue, variété qui constitue cette ressource proprement urbaine dont les modes d'exploitation restent pour la plupart à inventer. Les expériences actuellement tentées dans ce domaine peuvent nous aider à préciser la logique et la pertinence de certains modes d'exploitation déjà opérants. Elles peuvent également fournir des pistes à explorer pour en imaginer de nouveaux. Dans un cas comme dans l'autre, c'est la variété qui domine et qui pose la question de savoir ce que nous pouvons à notre tour expérimenter sur le terrain de la pensée pour tenter de cerner les richesses et les limites d'une ville-ressource qui excède le singulier de sa dénomination.


            Depuis 2008, nous travaillons cette question avec l'aide des étudiants qui rejoignent le séminaire que nous animons au sein du master « Architecture, entre usages et paysages urbains », dispensé à de l'Ecole Nationale Supérieure d'Architecture de Grenoble. Cette réflexion collective porte sur les conditions de possibilité d'un inventaire qui cherche à identifier les manifestations de la ville-ressource en s'alignant sur la dispersion et l'hétérogénéité de cet l'objet caméléon. Nous exploitons ce recensement à l'essai pour nourrir, en parallèle, une prospective qui concerne la conception de projets d'architecture. Dans ce cadre, nous explorons les nouvelles trajectoires d'usages qu'un dispositif spatial peut encourager dans un contexte urbain existant, et ce en veillant à exploiter de manière stratégique l'étendue de ses ressources, des plus évidentes aux plus insoupçonnées. Ces deux chantiers nous offrent la possibilité de saisir sous deux angles complémentaires la sobriété que la ville actuelle peut par elle-même générer, à condition que nous imaginions pour elle d'autres modes d'emploi.
            Cette réflexion se prolonge en plus petit comité autour d'un projet d'ouvrage écrit à plusieurs mains, à la croisée des regards que nous pouvons porter en sociologue, en urbaniste, en architectes, sur ce passionnant sujet de recherche.


[1]    Joseph Isaac, « Les répertoires de l'urbain », préface à l'ouvrage d'Urf Hannerz, Explorer les villes. Elements d'anthropologie urbaine, Paris, Minuit, 1983, p 7.